vendredi 28 octobre 2016

L'homme chauve sourit enfin


"Sur l’écran hyper sensible du ciel s’affiche le logo breveté de sa gloire, la cape découpée de sa nécessaire intervention, projetée habilement par son ami le preux commissaire Gordon, lequel lutte en permanence contre de vicieux éléments internes, magouilles en sous-main, pots-de-vin soûlant tous les vieux grigous au bord de la retraite, trafic de drogues afin de rendre les gens plus joyeux. Cette fois-ci, la mission proposée à l’ami Batman est : Empêcher un dépeceur schizophrène de dépouiller la ville de son nom. Faire que Gotham reste Gotham et ne devienne pas juste New York, Trieste ou Barcelone. On craint en haut lieu un retour de la réalité. Une montée de la fange matérialiste. N’envenimons pas les choses. Mettons un terme aux crimes qui défigurent, renomment, déforment. Ok, c’est compris. Batman, de son vrai nom Bruce Wayne, repousse l’assiette pleine d’œufs brouillés que lui a apportée son fidèle Alfred. Master n’aime plus mes œufs brouillés ? demande le majordome en prenant l’accent mouillé de Michael Caine."

(extrait de L'homme chauve sourit enfin, à paraître peut-être quelque part)

jeudi 27 octobre 2016

L’eau, sans honte

"L’eau, c’est l’absence totale de vergogne. Sa propension à jaillir d’entre les pierres et planches de nos maisons et de nos barques – mais aussi des yeux qui ne veulent plus voir, de la barrique d’où elle coule rouge, depuis la source qu’elle feint de prendre pour mère, etc. – est le signe profondément insultant d’une liberté – d’une franchise outrée – acquise à un prix dont nous n’avons pas encore conscience mais que nous payons à notre insu, par cette grande soif de chaque instant qui fait de nous des sacs rêches et sans voix, des pénitents sans cesse agenouillés devant la flaque où elle – l’eau – fabrique à grands renforts de vase, de mousse et d’orbes gras, le visage dont nous lui offrons le niais reflet. Tu en as dans ton verre, elle coule dans l’intestin de tes radiateurs, sens-la qui suinte ici et là, touche son passage à même les murs de ta cave, elle transhume, suit tout ce qui fait pente, aussi paresseuse que têtue, et froide, et tiède, s’enivrant de bactéries comme toi d’espoirs, même si, à ta différence, elle en fait quelque chose. Qui ne l’a pas entendue calomnier le peuple épars de ses noyés ? Dans ton café, même, elle complote, suçant le marc pour en chanter l’amer. Ton enfant a d’étranges yeux ! et son ventre est gonflé ! tu l’as oublié dans le bain, mais le bain, lui, ne l’a pas oublié, et l’a roulé dans son linceul mousseux pour en faire une blanche rainette. Pleure, c’est encore de l’eau qui te prend à témoin, de sa force, de son mépris. Tes souvenirs, s’ils cherchent l’amont, ne rencontrent que clapotis, quand tel un nénuphar hideux tu flottais sans flotter, buvais sans boire, avant que crève la digue et déchire la peau. Allons, c’est l’été, tu pars, tu t’éparpilles, tu ruisselles sur les routes en imitant les rires de ta radio, appelé par qui tu sais. Tu freines et tu t’élances, déjà ta valise s’enlise, déjà le sable habite tes plaies. Là, devant toi, mais comme souverainement autour de toi, sa vaine et lâche forme ou masse peuplée des mille pus et possibles de la création. Tu penses scintillements, ondulations, mystères. Tu y enfonces le corps comme dans un aucun autre de ton vivant. Quelle naïve confiance en le grand partout ! L’eau alors t’étreint, tel un poing cataracte, une vessie univers, tu coules, tu renonces, les méduses glissent leurs langues de dentelle dans l’anus de ton antique bouche, des poissons plus sournois que tes pensées s’ébattent dans les gousses de tes poumons, et toi tu chantes, comme on rame, tu chantes les rixes océanes et les tangos diluviens, sans voir, à même la vitre derrière laquelle il n’y a plus rien, la goutte de ton être qui va s’étrécissant. — Et vivant en buée tu meurs dans ton souffle."

(extrait de La nature des choses, à paraître peut-être quelque part)

mercredi 26 octobre 2016

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur "Jérusalem" d'Alan Moore sans oser le demander



"Alma Warren, au saut du lit et nue dans le monstrueux miroir de la salle de bains, en train de fixer d’un air vague la peau détendue de son corps de cinquante-trois ans, mais adorant ce qu’elle voit. Elle trouve que sa vanité frôle l’héroïsme, vu l’illusion dont elle se berce. Elle est prête toutefois à regarder la réalité en face, sachant très bien que ladite réalité se contentera de s’enfuir en hurlant. Tout bien balancé, c’est une sacrée nana."

mardi 25 octobre 2016

L'indépassable horizon du ridicule: bienvenue à Jardin-Land.

Grâce à Alexandre Jardin, l’amour est désormais à la portée des caniches, qui plus est sous forme de croquettes stylistiques. Dans son « dernier » roman, Les Nouveaux Amants, notre cardiologue des passions tente le tout pour le tout et dissèque le grand lapin sanguinolent d’une liaison vouée, tout comme son livre, à l’échec. Oui, une fois de plus, Jardin joue avec des allumettes ignifugées pour nous expliquer la Flamme, son vit, son nœud, inventant pour l’occasion un Valmont sous tweeter et une Justine sous valium. Précisons d’emblée que son roman, hélas pas assez novateur pour la collection Harlequin, s’est mis en tête de fricoter avec la forme. Oui, l’auteur a donné à son pensum l’allure extérieure d’une pièce de théâtre. Mais comment diable a-t-il réalisé ce faramineux tour de passe-passe ?

Autant que vous le sachiez tout de suite : au lieu d’intituler ses chapitres « chapitre », il les intitule « scène » – son roman/théâtre comportera donc près de soixante-dix scènes, mais hélas aucun « acte », même si le rideau tombe avec la régularité d’un tranchoir à boudin. Dois-je vous spoiler l’incroyable histoire que Jardin a décidé de nous narrer aussi théâtralement ? Essayons : un écrivain parisien célèbre trompe sa femme belle mûre actrice avec une jeune et jolie métis mariée délurée de province. Ils résistent, cèdent, résistent encore, cèdent de nouveau, ce qui laisse supposer au bout d’un moment un défaut de fabrication. Précisons que le héros, Oskar Humbert – on ignore si Jardin a voulu dissimulé le mot « carambar » dans son nom… – écrit une pièce de théâtre, qu’il customise à mesure que sa passion avec Roses Violente – no comment – s’exalte et se délite. Il y a même une scène dans la suite Bovary d’un boutique-hotel, pour ceux qui ont des lettres et du temps à perdre. Mais laissons reposer la pâte du sujet, qu’éclipse sans scrupule une écriture… une écriture… comment dire ? Ici, le terme « écriture » est impropre. Car Jardin veut tellement sonder la psychologie de ses personnages, lesquels ont pourtant l’épaisseur de gaufrettes virtuelles, qu’il finit par faire de son style une entreprise coloscopique.

Bien décidé à pilonner son sujet (et le lecteur avec), Alexandre Jardin en vient à écrire comme si l’expression « pédaler dans la choucroute » était un mot d’ordre, une contrainte jubilatoire, ou pire, une technique imparable. Il met Sami et Gondis dans un pédalo et hop ! vogue la galère sur son petit lac de chou ! Mais entrons dans le vif du sujet sans prendre de gants et en restant sourd aux cris du récit malmené…

C’est désormais un fait acquis : Jardin jardine, sans doute pour ratisser large, mais sa phrase n’arrose hélas qu’elle-même. Emporté par sa plume pubère, il trousse les poncifs comme des dindes, au point de leur faire rendre farce. Sa prose est tellement acculée qu’elle ne recule devant rien. Ainsi, décrivant l’œuvre de son héros, il n’hésite pas à se fendre de ce qui doit être une phrase :
« Les pièces  pressées de Humbert étaient autant de miroirs promenés le long de la route du plaisir qui déverrouille les désirs et interdit l’érosion de soi. »
Je suppose naïvement que c’est le plaisir qui déverrouille, pas la route, mais qu’importe, du moment qu’on « interdit l’érosion » du moi. Les généralités, ont le sait, ne font pas peur à Jardin, et pour cause : c’est lui qui les effraie, les obligeant à grimacer. Sa science de la nature humaine, combinée à un sens bricolo de l’allégorie, donne ce genre de chef-d’œuvre :
« Une femme est comme une commode faite d’une multitude de tiroirs visibles et de tiroirs secrets renfermant eux-mêmes d’autres tiroirs qui ouvrent d’autres tiroirs… dans lesquels on trouve encore d’autres tiroirs qui excitent l’imagination ! »
C’est sûr : un tiroir qui ouvre un tiroir, ça excite l’imagination. La femme, cette commode. Pratique, non ? Tout est relatif, me direz-vous. Eh bien, justement, à propos de relatives, Jardin n’a pas son pareil, sans doute parce que l’idée de caresser un qui-qui le stimule :
« Il lui fallait conserver une preuve qu’elle n’avait pas rêvé ces mots improbables qui lui confirmaient qu’il était possible, certains jours, de se désengluer du réel pour empocher sa part de bonheur. »
Quel prestidigitateur ! One, je me désenglue ; two, j’empoche. Cet art consommé du simultanéisme, on la retrouve à tout moment, comme si Jardin aimait faire deux choses en même temps, sans se rendre compte qu’il les oblige ainsi à une forme brouillonne de sodomie syntaxique. Exemple (parmi cent, que dis-je ? parmi mille !) :
« Son sourire un peu crispé laissa filtrer sa répugnance pour l’inattendu, comme une alarme de son goût pour la tranquillité. »
Il faut dire que ses personnages n’ont pas la psyché facile : ils sont, tour à tour, ces pauvres carnes, « puceau du vertige », « toqué d’engagement », « pétrie de lenteurs », « lustrée de lettres », « rongée de culpabilité », « avide de quiétude rectiligne », « tremblant d’émotion », « gourmande de sensualité », « englué dans le chagrin », « glacé d’horreur »… Qualifier : telle est la grande mission de Jardin, qui ne veut laisser aucun recoin de l’âme inexploré, et pour cela colle partout des étiquettes portant le nom de la chose. En plus, tout ça baigne dans la modernité : les deux amants sont tellement connectés – tweeter, facebook, whatsapp, skype – qu’on se demande pourquoi ils boudent myspace. (Mais comme ils doivent skyper discrètement, ils coupent le son et brandissent devant l’écran des feuilles avec des mots inscrits dessus – sans doute une métaphore de la façon dont Jardin conçoit l’écriture…)

Passons sur la manie interrogative qu’il partage avec Zeller, Foenkinos et quelques autres, et qui consiste à poser en permanence des questions. Bon, quand je parle de manie, je suis en deçà de la vérité, car dans ce libre, les questions, eh bien il y en a pas moins de six cents. Oui, on s’interroge énormément dans ce livre, un peu comme si on passait son temps à frapper à une porte qui serait le front du lecteur. Le plus effarant dans l’affaire, c’est qu’on sent que Jardin est content de lui, à chaque phrase, à chaque tournure de phrase, à chaque retournement de phrase. Dieu que ses phrases sont tournées ! Mais tournées vers quoi sinon l’horizon indépassable du ridicule ? Là, encore, voici les faits : « Ils avaient la faculté de se propulser l’un  l’autre dans un étrange somnambulisme. » Ou encore : « Jouissant littéralement de desserrer sa bienséance… » Ou pire : « Son oreille semblait dire… » Bonus : « Oskar prit sa main qui venait de délivrer son dos. » Le pied, quoi.

Et quand ses phrases cessent de jouer à pirouette-cacahuète, c’est pour sombrer dans l’idiotie absolue, grâce à un sens de la formule qui laisse pantois : « L’amour doit être un endroit où l’on déverse sa transparence. » Avec, parfois, des envolées féministes comme on en a rarement vues : « Certains hommes font regretter aux femmes de n’être qu’elles. »

Jardin n’a peur de rien quand il s’agit d’aplatir le sens. Sa méthode est simple : plus c’est gros, plus ça passe (les enfants sont priés de ne pas essayer dans la vraie vie). Exemple : « La vie est à vivre. » (fin de la scène 15…). Je n’invente rien : la vie est à vivre ! Notre auteur doit être finalement un peu comme son personnage féminin, Roses, laquelle est – accrochez-vous – « prête à snifer l’incohérence maximale qui, seule, lui procurait un shoot suffisant de sensations ». Lui aussi a dû sentir en son tréfonds « l’émotion qui induit à penser que l’on est vivant, malgré les déceptions qui engrisaillent l’existence ».  De toute façon, c’était ça ou parvenir au constat suivant: « Impossible de laisser les coudées franches à la joie très triste qui l’inondait ».

J’aimerais arrêter là, mais ça serait dommage, car vous rateriez le meilleur. Oui, car il reste dans ce roman « une cargaison d’images importunes qu’elle désirait éteindre » ! Etes-vous prêt à éteindre des cargaisons ? C’est parti ! Entrez  donc ! Venez visiter « les mystérieux rouages du cœur » ! Ce n’est pas sans risque, et peut-être ne voulez-vous pas finir comme Roses, qui « noya son désappointement dans un Niagara de pensées fermes », même si l’érotisme forcément débridé auxquels se livrent les deux amants est « sans défectuosité ». Oui, parce que bon, il ne s’agirait quand même pas de « nier les turbulences à venir qui les usait par en dessous », quitte à « explorer les dédales de ses affinités avec l’humiliation ». Non, non, non, hors de question. 

Mais je capitule. Je n’ai pas envie, comme Roses, d’être « emporté par une crue de larmes inarrêtables ». Bien sûr, on me rétorquera qu’il est facile de sortir des phrases de leur contexte pour les stigmatiser. Que le lecteur de ce blog me remercie plutôt de lui épargner le contexte. Ou plutôt qu’ici, texte et contexte sont inextricables, tous deux voués au dieu Charabia. En revanche, je ne vous ferai pas grâce de la dernière ligne du roman, qui se trouve être une « note de l’auteur », située en bas de page alors qu’on en était venu à douter sérieusement que la page pût tomber plus bas :
« Ecrire, c’est ouvrir mille portes. »
Là, j’ai envie de dire que mille, c’est beaucoup. Surtout si elles sont déjà ouvertes. Allons, ne boudons pas notre plaisir et finissons sur une note positive, une note optimiste, un drelin-drelin nonpareil. Oui, tout n’est pas à jeter dans ce roman hormonalement déréglé. Il y a parfois des fulgurances. Bon, il n’y en a pas mille non plus. En fait, il n’y en a qu’une. Elle est facile à trouver, car elle figure à la page 20, après laquelle on commence à se pincer pour vérifier qu’on ne rêve pas. J’appelle donc à la barre LA fulgurance du livre :
« Ma sincérité est un répertoire de bourdes. »
Je veux bien croire qu’Alexandre Jardin soit sincère. Ceci expliquerait cela.
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Alexandre Jardin, Les nouveaux amants, éd. Grasset, 19 € (non remboursables)

La photo (brisée) du jour


 © Daidō Moriyama (森山 大道)

lundi 24 octobre 2016

Anti-manuel de suicide

Il y a à peu près six ans, j'ai reçu un bref roman écrit par un auteur canadien (anglophone), assorti d'une lettre où l'auteur me confiait la lecture et, espérait-il, la traduction de son livre. La requête était inhabituelle.

Le hasard (ou ma négligence – surtout ma négligence) a voulu que je range le livre non sur l'étagère des livres à lire mais quelque part, perdu entre divers lexiques et inutiles dictionnaires. Est-ce moi qui ai caché le livre ou le livre qui a préféré attendre que je sois prêt? Allez savoir. Le fait est qu'il y a quelques mois, lors d'une absurde velléité de rangement, je suis tombé dessus. L'auteur s'appelle Jason Hrivnak, et son livre The Plight House.

Je l'ouvre donc, étonné, et décide de le lire. Et aussitôt me voilà… subjugué. Embarqué. C'est un livre étonnant, et ce pour de nombreuses raisons dont je vous reparlerai si vous n'êtes pas sage. Il commence ainsi:
"Le 7 mai 2006 au petit matin, mon amie d’enfance Fiona est entrée par effraction dans l’école élémentaire qu’elle et moi fréquentions il y a plus de vingt ans. Elle était vêtue de couches de vêtements élimés et portait dans un sac en toile l’intégralité de ses biens terrestres. D’une indépendance farouche, d’une nature indocile, Fiona avait passé une bonne partie des dix dernières années à vadrouiller à l’étranger. Elle avait subsisté comme elle pouvait sur trois continents, toujours en quête des drogues les plus fortes et des plus sombres déshérités. Personne ne savait qu’elle était rentrée à Toronto. Je l’imagine à la fois embellie et accablée par cette absence de responsabilité, par l’effroyable liberté de celle qui s’endort là où elle tombe et dont les points de chute sont un mystère perpétuel."
Le narrateur du livre apprend, par le mère de Fiona, que celle-ci s'est suicidée. Elle fut son amie d'enfance, et surtout sa partenaire dans des jeux d'imagination déroutants, puisque tous deux avaient conçu un étrange endroit, où étaient conduites – en imagination – de retorses épreuves censées éprouver les sentiments des gens. Dès lors, le narrateur va imaginer, en hommage à Fiona, un livre, Le Livre des Epreuves, qui s'adresse à la fois au fantôme de Fiona et à tous ceux qui ont laissé un proche en finir avec la vie, afin de tester leur résistance au malheur, leur aptitude à la survie. Magnifique anti-manuel de suicide, le livre présente au lecteur, son principal allié, diverses situations, souvent incongrues, toujours pertinentes, et profondément poétiques, où il faut choisir, prendre position. 

Livre poignant jusqu'à la moelle, qui vous hante et vous soutient, La maison des épreuves nage à contre-courant des pulsions mortifères jusqu'au cœur même de la volonté de vivre. Oscillant au bord du vide, face au désastre de soi, le lecteur se voit convié à un jeu de piste mental qui ne souffre pas la feinte. Lire La Maison des épreuves, c'est entrer dans un labyrinthe, où seul compte le désir d'en ressortir moins seul, moins fautif, moins blessé. Une parabole? Une fable? Plus que cela: une expérience à laquelle il est impossible de se soustraire. (Et que j'inscris sans hésitation dans le top-ten des traductions qui m'ont le plus bouleversé.) (Ceci n'est pas un teaser, mais une sommation.)
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A paraître en janvier aux éditions de l'Ogre…

vendredi 21 octobre 2016

Cartonner n'est pas jouer

Mon livre va cartonner. Ne voyez dans cette phrase aucun pronostic audacieux ni quelque vaine promesse. Non, il s'agit là purement d'un exemple. D'une utilisation du verbe "cartonner". On l'emploie encore assez souvent, sans avoir devant les yeux en permanence un cube marron clair à rabats où ranger des choses en vue d'un déménagement. Cartonner, au départ, ça veut juste dire "garnir de carton". Mais très vite, ce verbe assez ingrat et bas du front, comme tout verbe formé à partir d'une matière brute et vile, va connaître d'étranges tribulations sémantiques. Cartonner, au fil du temps, va signifier des choses très diverses : critiquer; posséder sexuellement; courir un danger; entrer en collision; jouer aux cartes… Ainsi, on pouvait il y a peu se faire cartonner par la critiquer – aujourd'hui, on dit éreinter. 

En fait, l'usage de cartonner au sens de décrocher le pompon est assez récent – et n'est pas sans lorgner également du côté forain. Imaginez un stand de tir dans une foire. Carabine à plomb en main, vous visez un petit carré de carton, cible de toutes vos espérances. Dans le mille? Bingo. Vous êtes en train de gagner. Et voilà notre "cartonner" qui devient synonyme de succès – et comme par hasard, ce sens apparaît dans les années 1980…

Que retenir de tout cela? Eh bien, que le succès est lié à une certaine conception de l'objectif à atteindre. Qu'il ne peut être atteint que si l'on a en tête une cible. Si vous voulez que votre livre se vende, imaginez votre lecteur avant, et mettez-lui du plomb dans l'aile, le bon plomb dans la bonne aile. Bon, ce qui est sûr, c'est qu'on est ici assez loin du fameux "échouer mieux" de Beckett. Il faudrait d'ailleurs trouver un terme, un verbe qui soit le contraire de ce "cartonner" et qui puisse désigner l'écriture d'un livre dès lors qu'elle s'est affranchie de toute "visée".

Je propose: bredouiller. Une sorte de mix entre "rentrer bredouille" et "bégayer". Essayons pour voir. Eh, tu sais quoi? Mon livre va bredouiller. Oui. Je trouve que c'est mieux. Plus proche de la langue, de la langue bifide, saliveuse, patraque, fiévreuse, que du carton, dans lequel finira de toute façon le livre au bout de trois mois quand le libraire le retournera à l'éditeur.






jeudi 20 octobre 2016

Stéphane Bouquet: la stupeur d'exister

Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

mardi 18 octobre 2016

Qu'y a-t-il hors du charnier natal ?

"Décidément, l'être est bouillie, bouillie tiède, il ne tient pas la route, un désastre l'habite et le trémousse qui l'empêche de coaguler. S'il durcit, il se fendille aussitôt, puis éclate, se répand, se disperse. Je n'ai quant à moi aucune envie de camper ad vitam et nauseam dans la tente de mon être, qui ferme mal, et par laquelle s'engouffre le vent – ah, le vent, qu'il soit du midi ou de la désolation, il s'engouffre, piaille – écoutez, il se rue dans la fragile quechua de l'ego, regardez, il en gifle les pans qui tremblent telles les parois d'une panse gavée de vide.

Quoi? Suis-je vide? Suis-je creux? Mais qui voudrait être plein, plein à craquer, de soi et des autres, d'humeurs et d'idées, ballonné d'autrui et d'espoirs à la manière d'une sainte en grès crevassé que visite sans cesse un nuage de touristes pestilentiels?

Je me suis toujours senti immensément troué, plus pertinent dans mes déchirures que dans mes coutures."

(Extrait de mon prochain livre, Hors du charnier natal,
à paraître aux éditions Inculte le 4 janvier 2017)

vendredi 14 octobre 2016

Raymond Federman, une traduction à prendre ou à laisser

A mes heures perdues (!), quand mes petits loisirs d'oisif nanti m'en laissent le temps, je traduis le roman de Raymond Federman, Take it or leave it, son dernier grand roman encore inédit en français, paru aux Etats-Unis en 1976. Tout Federman ayant été traduit jusqu'ici, à ma connaissance, grâce entre autres à l'obstination, Laure Limongi, et de quelques autres, je ne vois pas pourquoi on s'arrêterait en si bon chemin, d'autant que ce texte-là est, comment dire? In-sa-tia-ble. Absolument insatiable.

J'en ai traduit environ un quart, je crois, et à chaque fois que je m'y colle, c'est un plaisir pyrotechnique, une valse à mille trois cents temps, une folle partie de poker qui se joue avec des grenades à fragmentation, ça pense ça danse ça déconne ça bouleverse ça fonce, autant dire que c'est une fête iconoclaste d'une rare liberté. Federman voulait "écrire un livre pareil à un nuage qui change en avançant" et il a amplement réussi. Je lui avais promis de le traduire, et son âme qui repose en paix commence, je crois, à s'impatienter. 


Le seul hic, c'est que je n'ai pas encore trouvé d'éditeur français pour cette traduction en cours… Si vous êtes éditeur, considérez donc ce post comme une petite annonce dans la plus pure tradition. C'est, littéralement, A prendre ou à laisser… Je recommence, cette fois-ci en mettant les formes:



TRADUCTEUR EXPÉRIMENTÉ, 54 ANS, BARBU, MARIÉ, QUATRE ENFANTS ET UNE CHATTE RÉPONDANT AU DOUX NOM DE SALAM,
VIVANT À PARIS ET EN HAUTE-MARNE, AIMANT LA BONNE CHÈRE,
LES LIVRES, LES SPORTS DE COMBAT
(MAIS VUS DE TRES LOIN),
LE PING-PONG ET LE BIBLOQUET
CHERCHE ÉDITEUR SÉRIEUX, CENT ANS MAXI,
FRAIS, DISPOS ET CONSENTANT,
AYANT DÉJÀ PUBLIÉ DES LIVRES (OÙ ON S'EN FOUT DE L'HISTOIRE),
AIMANT LE SAUT EN PARACHUTE ET LES DIGRESSIONS,
DÉSIREUX DE PUBLIER SA TRADUCTION
DU ROMAN DE RAYMOND FEDERMAN,
TAKE IT OR LEAVE IT.
TARIF CORRECT. SEULE CONDITION REQUISE:
ETRE UN PEU FOU.
N'HÉSITEZ PAS ME CONTACTER ENTRE 5H30 DU MATIN ET 23H59. 

jeudi 13 octobre 2016

L'incroyable vérité sur l'affaire du prix Dylan de littérature attribué à Bob Nobel (sic)

L'attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a provoqué pas mal de remous hou hou. Un peu partout, dans la presse et sur les réseaux, chacun y est allé de son admiration ou de son indignation. Les éditeurs font la gueule: rien à vendre, ou si peu. Les journalistes se réjouissent: rien à lire mais une putain de polémique. Ça et là, des questionnements incroyables: qu'est-ce que la littérature? L'oral, l'écrit, des paroles des paroles. Certaines pensées, quasi nécrologiques, vont aux autres favoris, qui, moins doués en guitare, ont pourtant une œuvre-papier conséquente à leur actif. Plusieurs se réjouissent de ce choix, qui hissent la chanson au rang d'œuvre et rappellent que Homère était bassiste. On nous dit que Brassens l'aurait mérité. Que Dylan est Rimbaud.2.0. D'aucuns, moins posthumes, ont une pensée émue pour Leonard Cohen. Et puis, de toute façon, Pynchon ne serait pas venu le chercher, ce prix de 800 000 euros et des poussières de lauriers. Rushdie, bon prince, se réjouit du résultat des courses. Joyce Carol Oates aussi, à sa façon. Coup de com? Nostalgie? Peu importe. On en parle. 

L'important, c'est que, Dylan or not Dylan, un lecteur, un jour, se réveille, regarde autour de lui et se dise, en se frottant les yeux, que les honneurs, aussi dotés, aussi éclairés, aussi embrumés, aussi manipulés, aussi lucides, aussi provocateurs, aussi surprenants, aussi décalés, aussi révolutionnaires, aussi saucissons soient-ils, ne sont que des couronnes mortuaires collées à coup de bienveillant merlin sur les fronts conséquemment bovins des humbles prétendants à la vanité tarifée. "Les honneurs déshonorent", écrivait Flaubert. Qui brigue la couronne lèche le trône. Ô lévrier, tu as battu le lapin.

Bien sûr, on aurait été content (pour eux, leur famille, leur compte en banque) que Oates ou Rushdie ou De Lillo, puisque les rumeurs butinaient du côté américain, l'aient, cette récompense. Mais qu'apporte-t-elle, au final, cette douteuse doudoune d'or, hormis du grain-grain d'encre à moudre par la prudente presse ou de quoi rassurer les hiniques héritiers?

(Nota bene; Dylan a été plus entendu (écouté? diffusé?) par la terre entière que tous les écrivains réunis dans la liste d'attente de ce fumeux Nobel – il est apparemment plus populaire qu'un de ses prédécesseurs, Tomas Tranströmer – "Un beuglement toutes les deux minutes. Les yeux lisaient droit dans l’invisible." Ce Nobel ne lui vaudra guère de nouveaux lecteurs/auditeurs, on s'en doute. Claude Simon, du fond de sa terre, le suppute aisément.)

De grâce, n'usez pas vos crocs inutilement sur le Dylanobel. La saison des prix littéraires ne fait que commencer en France. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises-Kinder. Sachez juste que les plus beaux livres qui paraissent actuellement en France, la presse n'en parlera pas, presque pas. Ils sont publiés par des discrets éditeurs, des ninjas, des poètes. Vous ne verrez que l'iceberg à paillettes qu'ont concocté pour vous les éditeurs les plus en vue, les attachés de presse les plus pugnaces, les journalistes les plus au fait des enjeux, les diffuseurs les plus efficaces, les présentateurs télé les mieux coiffés. Hormis votre menacé libraire ou un proche audacieux, personne ne vous indiquera où les dés sont vraiment lancés. Il vous faudra errer dans les rayons, renifler, tâter, compulser, hésiter, hésiter encore, hésiter mieux – fuir les bandeaux rouges. 

On vous aura prévenu: l'inestimable n'a pas de prix.


Le palais des peines perdues: "Témoin", de Sophie G. Lucas

Bon, aujourd'hui, c'est le Nobel côté lettres. On va donc plutôt vous parler de choses sérieuses. Du poète américain objectiviste Charles Reznikoff, par exemple, et de son impressionnant Témoignage, où il travaille à partir de "rapports d'audience de tribunaux amenés à juger aussi bien de conflits de voisinage ou de succession que d'accidents du travail ou de faits divers atroces" – et ce pour bâtir une chorale du désastre avec des matériaux bruts. Ou plutôt non, parlons d'un livre qui lui rend hommage à sa façon, puisque l'auteur a voulu perpétuer l'approche de Reznikoff et a "suivi des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes de septembre 2013 à janvier 2014". Ainsi est né Témoin, de Sophie G. Lucas, que publient ces jours-ci les éditions de la contre-allée.

Retranscrire est une chose. Scander en est une autre. Ici, les propos retenus/détenus – que ce soit ceux de l'accusé, de la victime, du juge, des témoins… – ont subi une sorte de catalyse, et les voilà ré-agencés au gré d'un récitatif qui souligne leur âpreté tout en laissant voir l'os, un récitatif où ce qui est dit est ce qu'on voit, ce qu'on entend, ce qu'on ne peut changer – hors jugement, donc. L'auteur-témoin devenu greffier, entre autres détails, de l'insaisissable. Travail de précision, où les voix luttent contre leur propre souffle, où l'aveu et le déni, les faits et les absences, la colère et l'abandon ne cessent d'échanger leurs intensités:
"Il est sec et mince. Petit. Ramassé. Il y a lui. Il y a sa femme. Il n'y a pas la fille. Il a abusé de sa fille. Elle avait sept ans. Aujourd'hui elle est majeure. Il est tremblant à la barre. Un an avec sursis. Il repart avec sa femme. Elle lui porte sa veste. Sa femme. Elle a ce geste. La mère de la fille. Elle a un geste. Pour. Lui. Ils sont ensemble. Le père et la mère. La mère et le père. Ils traversent le tribunal. Ils sont serrés l'un contre l'autre. Le père. La mère."
Au fil des pages, par brefs blocs, des destins pris dans le cadre judiciaire, l'alcool, le vol, la récidive, les excuses, les justifications, l'impuissance, la tristesse, la rage, le besoin, des hommes pour la plupart, bien sûr, violences, abus, disputes… La phrase souvent réduite au mot, à la force et la fébrilité du mot venu cacher la forêt des pulsions. Ici, on "parle avec [ses] nerfs", ça "dérape", on "n'est plus cet homme-là" et "peut-être c'est bien de m'arrêter".

Mais entre ces quarante-sept moments de vie au bord de la bascule, Sophie G. Lucas tisse un autre fil, expose une autre histoire, celle de son père, ou plutôt l'histoire lacunaire de ses liens avec un père absent, mort puis vivant, menant plusieurs vies, semant ici et là les enfants comme des petits poucets négligeables, un père qui "n'est pas quelqu'un de bien", qui "était plusieurs personnes". En le convoquant au tribunal des souvenirs et témoignages, l'auteur accomplit un geste fort, intime, violent. Il fallait que s'avance une foule en désastre, fracturée, pour que puisse se préciser, entre deux témoignages, la silhouette insaisissable du père:
"Il m'arrive de ne voir dans le box que des enfants perdus. Je voudrais croire qu'ils ne sont que des enfants perdus. Même ceux qui sont censé être des hommes. Certains n'ont connu que la prison ou les institutions depuis l'adolescence. Mon père a été enfermé dans une maison de correction. L'Abbaye de Fontevrault."
En moins de cent pages, à l'économie et au ciseau, Sophie G. Lucas s'attaque, littéralement, au vif du sujet, à ce qui fait, qu'à vif, il chute, et chute encore, laissant des mots, après l'écho des coups, comme ce père impossible, "homme nombreux", pénombreux, auquel elle consacre dix-huit chapitres intitulés "La longue peine" – rendant au mot de "peine" son sens fort, son sens poignant.

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Sophie G. Lucas, Témoin, éditions de la contre-allée (collection la sentinelle), 12 €

mardi 11 octobre 2016

Béziers, expert es-hontes

Grâce à Robert Ménard, qui n'est pas fasciste sinon ça se saurait, une affiche au message on ne peut plus clair vient de fleurir dans les rues de Béziers, dont la facture, graphiquement pauvre, nous laisse à penser que, depuis la France de Vichy, les xénophobes publicistes sont à la ramasse. Mais le message est direct: "Ils arrivent". Ce "ils", qu'élucide assez vite le sous-titre "les migrants", est censé réveiller en l'habitant de Beziers la panique idoine en cas d'invasion extra-terrestre, apparemment. Pas lui annoncer qu'il aura l'occasion d'exercer cette fameuse hospitalité française. "Ils". Ça veut dire: l'autre. Pourquoi pas "demain les chiens", tant qu'on y est?  Et ce "Ça y est" ! Le contraire haineux du fameux "A ça ira, ça ira"… On admirera au passage la nature en apparence purement informative, qui pourrait presque faire penser que le maire de Béziers annonce l'arrivée de joyeux forains auxquels il convient de réserver un bel accueil. L'humour de droite, quoi. Histoire que la chose reste légale. Vous remarquerez que sur l'affiche les "ils" sont de dos ou de profils, ils sont devant nous. On peut donc encore agir. On comprend le message: c'est à nous de leur tourner le dos. Ou de les pousser ailleurs.

Voici une des nombreuses réponses graphiques qu'on peut trouver actuellement sur les réseaux sociaux:


Reste à voir si la population de Beziers laissera longtemps l'affiche honteuse conçue par Ménard en l'état. C'est un bon test, il me semble. Si elle n'est pas conchiée ou fracassé intégralement et partout dans la semaine qui suit, alors les autres villes sauront qu'elles peuvent aller plus loin dans la surenchère xénophobe, et pas seulement d'un point de vue graphique.

Il est temps de chanter, je crois: "Si j'avais un marteau…"



Il n'y a pas d'affaire Elena Ferrante

Sur l'affaire Elena Ferrante, cette écrivaine italienne ayant pris un pseudo et qu'a traquée le journaliste Claudio Gatti, tout a été écrit, ou presque. Mais pour être juste, il faudrait parler non d'affaire Elena Ferrante, mais d'affaire Claudio Gatti. Car le fait qu'un écrivain ou une écrivaine prenne un nom d'emprunt et s'y tienne n'a rien d'une "affaire", la chose a existé de tout temps. Il vaudrait mieux, en fait, parler d'affaire Gatti – ce dernier sait-il même que le prénom de Colette est Gabrielle? que Guy Chantepleur est le pseudonyme de Jeanne-Caroline Violet, Léo Dartey celui d’Henriette Féchy, Champol celui de la Comtesse de Lagrèze, Fred Vargas celui de… Assez. Les exemples sont légion, et on remarquera que souvent, et surtout aux siècles passés, les femmes prenaient des pseudos masculins. Pas fou, le guêpe.

Ferrante n'est pas la première à rencontrer le problème Gatti. Pynchon, dont personne à ma connaissance ne met en doute le prénom ou le patronyme, en a fait les frais plus d'une fois – du fait de sa répugnance à laisser sa photo apparaître, crime lèse-médiatique. Le problème ici, ne vient évidemment pas du fait que Ferrante ait pris un pseudo. Elle est loin d'être la seule. Le problème, c'est que ses livres se vendent. Elle a donc, aux yeux de Gatti, une valeur marchande, donc publique, donc… médiatique. Son secret, qui n'a rien en soi d'intéressant, sauf peut-être s'il dissimulait une autre célébrité, et encore, relève donc du domaine privé. En allant jusqu'à éplucher les comptes bancaires de Ferrante et en se livrant à de douteux recoupements, Gatti franchit un pas qui ne saurait nous laisser indifférent. Car force est de reconnaître qu'à l'heure de l'internet-roi et des réseaux sociaux, c'est-à-dire au royaume du pseudo triomphant, quiconque navigue sur le web doit s'inventer dix pseudos par jour, que ce soit pour acheter, laisser un commentaire, mater du porno, etc. D'où vient alors, chez Gatti, cette obsession quasi pathologique du "vrai nom"? En quoi la révélation d'un "vrai nom" peut-il faire événement? Depuis quand un nom détient-il une vérité? Un sens autre que l'inscription légale dans une lignée patronymique? 

Non, ce qui a dû agacer le triste flic qu'est devenu Gatti, c'est le choix de la discrétion, un choix qui pour lui ne pouvait que relever d'un désir de dissimulation. Comme si on ne cachait que ce qui a du prix, de la valeur. Derrière la valeur-Ferrante, donc, le voilà qui soupçonne une valeur-X, qu'il lui faut absolument élucider, estimer, publier. Or il est incapable de penser cette chose pourtant simple: certaines valeurs sont précieuses, donc inestimables, mais précisément parce qu'elles n'ont de valeur qu'aux yeux de ceux ou celles qui leur donnent un sens intime. Le fait qu'une information – relevant de l'état-civil, qui plus est – puisse être dissimulée, alors qu'elle n'a en soi aucune valeur, voilà ce qui a rendu fou le charognard Gatti. Sauf à penser qu'il avait espoir de découvrir que Ferrante était en fait quelqu'un de connu, ce qui lui aurait permis de multiplier la valeur connue par la valeur cachée. Mais même pas. Elena Ferrante est juste le nom qu'a pris quelqu'un désirant signer ses livres Elena Ferrante. Imaginez qu'on découvre que Guillaume Musso s'appelle en fait Bruno Durieux.

Claudio Gatti a de toute évidence un problème avec son nom à lui. Faut-il aller chercher du côté de son père? De sa mère? Hélas pour lui, ça n'intéresse personne. Il est le dernier sur terre à se demander qui est Fantomas, tel un inconnu anonyme dont personne ne retient ni le nom ni les traits insignifiants, mais qui aimerait bien que les moteurs de recherche se préoccupent un peu plus de lui et de ses piètres occurrences. C'est désormais chose faite. Le voilà célèbre à défaut d'identifiable. Pour un certain temps que seuls les algorithmes sauront gérer. Il doit se dire qu'il a fait son boulot d'investigation. Il n'y a plus qu'à attendre son enquête sur le Préfet Poubelle, qui devrait soulever de passionnants couvercles, bas et lourds comme des cieux de carton.


Le ninja et la méduse: ou les métaphores du traducteur

Le site words without border  – revue en ligne consacrée à la littérature internationale – a eu la bonne idée de demander à une trentaine traducteurs de proposer une métaphore afin de cerner leur travail, d'en donner une idée imagée, sensuelle, technique, etc. La diversité des réponses est à l'image du processus – trop fluide et feuilleté pour se laisser embrigader dans une forme –, mais c'est précisément cette diversité qui, par touches plus ou moins incongrues, permet d'approcher par l'imagination le travail consistant à "transformer" un texte.

Quelles images retenir? Il y celle du conduit, de la galerie des glaces, de l'horticulteur – "arracher une plante rare à son environnement naturel et la faire revivre et s'épanouir dans un terreau étranger" (John Balcom). On parle souvent aussi de proposer un autre "moule", mais pour Alfred Birnbaum, il s'agit en fait de recréer un moule. Autres métaphores: la poignée de main, aider des gens à traverser une rivière – bon, là, on est moins convaincu par ces versions un peu trop charitables, et on préfère l'image de la partie d'échecs, que propose Sean Cotter, qui parle du sentiment de "jouer avec un adversaire plus doué, qui se livre à un roque en apparence mystérieux"… La métaphore musicale revient, bien sûr. Ming Di parle de "diriger un orchestre de mots", tandis qu'Edith Grossman souligne le caractère "auditif" de la traduction. Musique? Oui, bien sûr, mais aussi peinture:
"Traduire est comme copier un tableau avec une palette différente." (Tess Lewis)
Retenons l'image d'Ellen Elias-Bursac, intrigante, celle d'une carte imaginaire".

Michael Emmerich, lui, voit le traducteur comme un fantôme appartenant à deux mondes, ce qui bien sûr rappelle ce que disait Gregory Rabassa, quand il disait que le traducteur est une sorte de Mr. Hyde. On n'insistera pas sur la métaphore de l'acteur, plus banale, même si bien sûr elle reste opérante. J'avoue avoir un faible pour la proposition, malicieuse, d'Etgar Keret:
"Les traducteurs sont comme des ninjas – on ne les remarque que quand ils ne sont pas bons."
Quittons le ninja pour le cycliste, puisque, selon Breon Mitchell, "traduire c'est comme de faire du vélo sans forcément connaître les lois qui régissent votre avancée". Le ninja et le cycliste? Oui, mais aussi le graveur, l'amant, et encore, et toujours… le chef d'orchestre… Si l'on veut des métaphores plus osées, il faut aller sans doute voir du côté de Stephen Snyder, qui parle, lui, de "presser la méduse"… Je vous laisse visualiser la chose.

Ah, il y a aussi l'adoption, selon Russel Valentino. Une traduction qui s'élève comme un enfant adopté. Hum. Hélas, Valentino oublie de mentionner les éventuels châtiments corporels auxquels nous soumettons le pauvre petit orphelin… J'avais autrefois proposé quelques métaphores – le faussaire, le magicien, la passoire plutôt que le passeur, le fornicateur, etc. A vous d'y aller de vos suggestions si l'exercice vous inspire. Oui, lâchez-vous ! Pressez le ninja jusqu'à la lie !


lundi 10 octobre 2016

Le coefficient de foisonnement

Comme vous le savez tous, la nature a produit divers mythes facétieux, comme l’Injuste Milieu, le Nombre qui Dort, la carré de l’apothéose et la Règle de Troie. Mais il existe aussi une chose encore plus mystérieuse qu’on appelle le « coefficient de foisonnement ». Ce terme désigne, en traduction, le phénomène d’amplification lié au passage d’une langue à une autre. Autrement dit, tout texte plongé dans une traduction occupe un volume supérieur à celui qui était le sien avant de boire la tasse. Il grossit, empâte, s’étend, enfle, gonfle, grandit, mais au pays des traducteurs on dit qu’il « foisonne ». Et ce foisonnement, eh bien il peut se mesurer, on peut en définir le coefficient. C’est assez simple, au demeurant : il suffit de comparer le nombre de signes du texte de départ avec celui à l’arrivée, après traduction. A quoi ça sert, me direz-vous ? Eh bien tout d’abord à se faire une idée du nombre de feuillets de la traduction à l’arrivée, et donc à pouvoir l’estimer financièrement, puisque le traducteur est payé au feuillet. On lui paie le feuillet qu’il produit, pas celui qu’il traduit. Mais ce foisonnement permet également de se rendre compte si le traducteur n’a pas tendance à en rajouter un peu, à déplier le sens outre mesure, à broder, si vous voulez.

Le fait est que quand on passe, par exemple, de l’anglais au français, il y a foisonnement. C’est scientifique, apparemment. Quel est le coefficient de ce foisonnement ? Oh, tout le monde a sa petite idée là-dessus. La plupart s’accordent sur le chiffre de 15%, mais certains osent jusqu’à 20 %, voire au-delà. Quant à ceux qui tendent plutôt vers 12%, 10%, c’est bien souvent parce qu’ils lâchent quelques calories en cours et traduisent un peu à la serpette. Mais pourquoi, me direz-vous, l’anglais accouche-t-il d’un français plus charnu ? Il y a à cela plusieurs raisons. Tout d’abord, l’anglais s’est fait une petite spécialité du monosyllabe : il n’est pas rare de tomber en anglais sur une phrase constituée presque exclusivement de monosyllabes sans qu’elle soit pour autant motivée par une contrainte oulipienne. C’est le côté « partition » de l’anglais : des sons isolés, telles des notes, qu’il est délicat de rendre de façon aussi syncopée en français, langue un peu plus déliée et diserte, croit-on.  L’anglais bénéficie aussi de petits mots fort pratiques lui permettant, d’un coup de langue, de préciser la mouvement, la direction, la force, etc… – up, down, out, in, off… Tout ça est connu et archiconnu. L'anglais aime à se dégourdir les ïambes.

Mais ce qui explique surtout le phénomène du foisonnement, c’est ni plus ni moins le processus de traduction. Dès qu’on traduit, on perd souvent de vue la « mesure », sans doute parce qu'on est trop occupé à dérider le sens et diffracter les nuances sonores, paniqué à l’idée de perdre quelque chose en chemin, d’oublier un détail, de négliger une intensité, de minimiser une suggestion. On reste prisonnier un temps d’un mécanisme de reproduction et on bourre parfois la syntaxe à ras bord, de peur de semer quelques miettes sémantiques. Mais traduire, ce n’est pas restituer, c’est relancer. C’est réinventer le code source en fonction des vibrations émises. La réinvention fait style, et ce qu’elle escamote ne disparaît pas, son absence au contraire demeure en filigrane dans les interstices du texte recommencé.


Aussi n’est-il peut-être pas absurde d’avancer que plus le coefficient de foisonnement tend vers zéro, plus "vive" sera la traduction, qui va ainsi à contre-courant de ses penchants expansionnistes, résiste à la tentation exégétique au prix d’une tension maîtrisée qui l’aide à conserver la cadence initiale. Moralité: quand la foison dort, c'est fort.

vendredi 7 octobre 2016

Tentative d'épuisement du traducteur

Qu'est-ce qu'un traducteur ? Une girafe en quête de paille? Un miroir à double fond ?  La semaine et le dimanche? Une nuit qui porte cochère? Le rébus expliqué aux sourds? "Je ne cherche pas, je trouve", disait Picasso. Les feuillets, cet automne, se ramasse à la pelle. Chacun a sa petite idée. Parler me semble ridicule. Brisons l'instant fragile. 

Un traducteur est un magicien. Sauf que le lapin, c'est lui.

Un traducteur est un jardinier parachuté en pleine jungle avec une pince à épiler.

Un traducteur est un acteur porno en doudoune sur un banc dans une église surchauffée.

Un traducteur est un zèbre spécialisé dans la culture des petits pois.

Un traducteur est un pilote de chasse qui survole les steppes inexplorées de la deadline.

Un traducteur est un dictateur qui se prend pour un coiffeur.

Un traducteur tient le bon bout, de préférence par le milieu.

Un traducteur est un dompteur de bêtes féroces qui s'entraîne en tordant des cintres en caoutchouc.

Un traducteur ressuscite à chaque fois qu'il se casse un ongle.

Un traducteur est un paraplégique obsédé par les fourmis dans tes membres.

Un traducteur est un gardien de but venu prendre son premier cours de braille.

Un traducteur est un singe savant qui sait compter jusqu'à toi.

Un traducteur vaut cent gladiateurs mort-né, hélas.

Un traducteur jouit d'un luxe incroyable – il prend tout ton temps.

Un traducteur est une radio qui ne diffuse que ce qu'elle accroît.

Un traducteur est un espion tenu au froid.

Un traducteur est un cannibale avec une serviette autour de ton cou.



mercredi 5 octobre 2016

Les larmes de Pouchkine, le sourire de Markowicz

Ceux et celles qui ont lu le premier volet de Partages d'André Markowicz n'ont pas besoin de lire ce post. Ils et elles sont déjà en train de secouer leur libraire par la peau du cou pour qu'il leur vende séance tenante et vibrante ce livre magique qu'est Partages 2. Pourquoi? Parce qu'ils et elles ont contracté une addiction. Je vais donc tenter d'expliquer la raison de cette addiction aux futur.e.s camé.e.s, à tous ceux et toutes celles qui, je l'espère, après ce post, ou même avant de l'avoir fini, claqueront la porte et se précipiteront chez leur libraire pour acheter Partages 2. Accrochez-vous, parce que ce livre n'est pas ce qu'il semble être.

A priori, il s'agit de textes publiés régulièrement – très régulièrement – sur Facebook par un traducteur, dont vous avez sans doute entendu parler puisqu'il a retraduit – entre autres merveilles – tout Dostoïevski. On pourrait en déduire qu'on tient entre les mains un "recueil", un "ensemble", mais, et c'est là le miracle, c'est tout autre chose. Ne vous attendez pas à tomber sur des notes écrites par un traducteur, où il vous parlerait de son travail, des écueils, des achoppements divers ponctuant sa "carrière". Car ce que bâtit là André Markowicz, en tant que traducteur mais surtout en tant qu'écrivain, et mémorialiste incandescent, c'est ni plus ni moins une "maison". Oui. Une demeure ouverte, ou le vent de son esprit souffle le partage. Un vaisseau, qui plus est, car on est embarqué, comme lui on tangue, on hésite, on plonge, on s'accroche au mât.

Un recueil de textes épars traitant, entre autres, de la traduction? No way et que nenni. En humaniste du verbe, Markowicz vous invite à une époustouflante odyssée à travers… à travers… eh bien à travers : une passion. Celle pour la langue russe, la littérature russe, Pouchkine, les mots, le rythme, l'histoire, le temps – mais je pourrais prolonger cette liste indéfiniment, et même si vous n'êtes pas lecteur de Lermontov, même si le processus de traduction ne vous titille pas, croyez-moi, à peine vous serez immergé dans Partages, vous danserez sur les spires du Kremlin comme des diables. Le virus-tango de la markolangowicz vous emportera loin, très loin.

Qu'est-ce qui anime un homme? Qu'est-ce qui le rend fou et sage? Lisez Markowicz et vous comprendrez. Tout ce qu'il dit – car il aime à dire que dans ce livre il dit, il n'écrit pas, c'est une conversation qui nous appelle, nous secoue –, tout ce qu'il dit est passionnant. Passionnant parce que travaillé par la passion. Des souvenirs? Bien sûr. Des anecdotes? Certes. Des digressions, aussi, des récits, des cours de traductologie, même. Des blagues juives, parce que. Et des poèmes. Des poèmes à tomber, à genoux, des poèmes à pleurer, à rire. Imaginez une valise qui s'ouvre brutalement, avec au-dessus l'ombre de Pandore. Imaginez que vous vous avancer à tâtons dans ce champ parsemé de papiers, et qu'à chaque fois que vous prenez une feuille, votre cœur explose, ou exulte. 

Quand un des plus grands traducteurs de notre époque s'adonne aux partages, croyez-moi, on est conquis. On est, au sens littéral, ravi. C'est un rapt, ce livre. Voulez-vous être rapté? Alors suivez-moi, ou plutôt suivez Markowicz…

***
Markowicz nous raconte tout, comment il vit et traduit Pouchkine, comment il vit et traduit Shakespeare, et qui sont ceux et celles qui l'ont exhaussé littérairement, l'ont poussé à traduire, l'ont invité à donner corps aux mots des autres.  Comment devient-on ogre tout en gardant une âme de poucet rêveur? On l'apprend, au fil des pages. Quand Markowicz vous parle de Holocauste du poète américain Charles Reznikoff – et vous le donne à lire, à lire en silence et tension – on écoute, le cœur aux abois. Quand Markowicz traduit Maïakovski, et vous offre sa "version" de A pleine voix, c'est magnifique:
"Moi aussi,
                   l'agit-prop,
                                     j'en ai plus qu'assez,
j'aimerais
                moi aussi donner
                                             dans le touchant,
c'est plus profitable,
                                 et on en ressort
                                                           moins cassé,
mais je me réprime
                               et je vais
                                               marchant
sur la gorge
                    de mon propre chant."
Quand Markowicz vous parle de l'importance du 19 octobre chez Pouchkine, vous sentez qu'il va se passer quelque chose. Et il se passe quelque chose – vous verrez. C'est quelque chose qui dévaste. C'est l'élévation et la chute. Quand Markowicz traduit Catulle, c'est prodigieux, aussi, c'est du rap. Quand il parle du Requiem d'Anna Akhmatova, ça tremble de partout en nous, ce poème appris par cœur et transmis au papier par plusieurs oreilles devenues enfin bouches. Il y a Blok! Alexandre Blok! Il y a Po Chü-i ! Il y a  Iliazd! Vous les verrez, les entendrez. Il y a Dostoïevski, plus près de nous que jamais, onze ans de travail pour que tout prenne corps. Il y a les chansons folkloriques bretonnes. Il y a avoir vingt ans à Leningrad. Il y a la Dame de Pique. Et traduire le chinois sans connaître le chinois. Traduire le théâtre. Lire en filigrane Celan. Travailler à deux, en couple, s'inventer moteur – avec Françoise Morvan, elle aussi animée à chaque instant par la même passion, la même vie intense. Il y a la mère d'André, qui relit ses traductions et les commente! Il y a Soljenitsyne, et la condamnation du dernier Soljenitsyne. Il y a Israël. Les camps. La torture. Les ancêtres. Les maîtres. Et tant d'autres écrivains ! Pas des noms, mais des êtres,  que Markowicz nous donne à lire comme on serre une épaule pour mieux en éprouver les muscles, revenus de loin. Il y a les liens de Markowicz avec ses éditeurs, les metteurs en scène de ses traductions. Il y a les attentes, les déceptions, aussi, et toujours cette obstination tout en souffle, à la fois légère et tenace. Et puis, il y a les larmes de Pouchkine, versées un 19 octobre, quand tous ses amis ou presque sont en prison, ou morts, les seules qu'il aurait versées! Quand il sait qu'il n'écrira plus, presque plus.Comme Markowicz sait nous les rendre tangibles, tangibles parce que, grâce à lui, traduites, transportées. Partagées. Moi, les larmes de Pouchkine traduites par Markowicz, je les ai senties sur mes joues. 

Livre rare, livre miraculeux, Partages 2 s'étend de juillet 2014 jusqu'à juillet 2015. Un an. Un an passé à se dépenser, sans compter. A ne faire ça: traduire-écrire; écrire-traduire. Une vie dans l'entre. Dans le passage. A libérer les failles. A nous rendre poignant tout ce qu'on pensait d'encre, et d'encre seule. C'est un livre qui dévore l'épars pour nous offrir une trajectoire. Je laisse la conclusion, ou plutôt l'envol, à Marcowicz, qui nous écrit et dit:
"Mais le texte est fixé à la lettre,
L'intention désigne le chemin.
Je suis seul. Les pharisiens sont maîtres.
C'est si dur de vivre en être humain."
C'est un texte de Boris Pasternak. Mais c'est aussi celui de Markowicz. Et maintenant, maintenant, eh bien c'est le vôtre. Vous savez ce qu'il vous reste à faire : partager.

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André Markowicz, Partages, vol. 2, éditions Inculte, 23,90€

Pensées paresseuses d'un traducteur


Parfois, quand je traduis, je me trompe d'étage. J'erre un peu. Puis, sonné, je sonne. Mais le texte refuse de m'ouvrir. "On n'a besoin de rien !" Il faut rentrer – en soi. (Parfois, même les escaliers sont en panne.)

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression de jouer du violon avec une raquette de tennis et un club de golf. Une impression de puissance, mais un son de merde. On m'entend de loin.

Parfois, quand je traduis, le texte est comme un coquillage trouvé sur la plage arrière d'une voiture de luxe. Je le porte à mon oreille. J'entends alors la mer qui gronde, ou l'imitation de la mer qui imite le grondement. Je retourne le texte, le coquillage. L'inscription est encore lisible: "Les personnes ne sachant pas se noyer sont priés de reposer ce texte où ils l'ont trouvé."

Parfois, quand je traduis, le texte cherche à me dire quelque chose. Très souvent, c'est: "Si j'étais toi, je ferais moins le malin."

Parfois, quand je traduis, je suis tout excité. Je crois que certains mots comptent double, ou triple, comme au Scrabble, qu'ils vont se croiser, former des escaliers. C'est souvent le moment où le texte m'annonce d'une petite voix sèche : "Echec et mat !"

Parfois, quand je traduis, je sèche complètement. Je me dessèche. Ma langue est toute déshydratée. Mon dictionnaire, que je prenais pour une fontaine, se grime en ami et fait sembler de pleurer. Sans doute pour me déculpabiliser. 

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que mon cerveau scanne le texte anglais dans un immense et preste éclair. Mais il m'informe alors que l'imprimante est en panne.

Parfois, quand je traduis, il arrive que je tombe sur une phrase qui résiste. Elle fait de la résistance, là, sous mes yeux, sans se cacher. Je comprends bientôt qu'en fait, c'est le français qui résiste. Alors, comme un couillon, je collabore.

Parfois, quand je traduis, les mots s'imposent d'eux-mêmes, comme une évidence, ils se mettent à vibre, tinter – puis je comprends que le réveil est en train de sonner.

Parfois, quand je traduis, je me dis que certaines phrases se dandinent comme si elles faisaient de la corde à sauter. Je les sens espiègles. Elles m'invitent à me joindre à leur danse, à entrer dans la danse de la corde. Quand je repère le nœud coulant, il est trop tard.

Parfois, quand je traduis, je me dis que le français est une farce jouée à l'anglais par une troisième langue que j'ignore.

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que les phrases me montrent du doigt en disant: "Toi, tu ne perds rien pour attendre."

(Perso, le langage est mon monde.)

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Illustration :
Sculpture de Hervé Delamare. Métal,silicone, touches de clavier d’ordinateur, image numérique sur vinyle , 90 x 110 x 32 cm. Conçu pour être suspendu ou vissé sur socle miroir (détail)